Il n'a de libre que le nom

Encore un peu d'huile a été jetée récemment sur un dé de blogopatate, avec la parution d'une tribune de Jean-Dominique Giulani dans Libération, tribune s'intitulant Il n'a de libre que le nom. Comme d'habitude, les remarques sur le niveau intellectuel de l'auteur ont fusées, sans vraiment qu'une réponse travaillée soit fournie (cf. les remarques d'Yves Duel, et le déroulé de trolls qui a suivi). Mais reprenons depuis le début, l'article de J-D Giuliani, que je résume ci-après :

  1. s'oppose au message "l'informatique ne doit pas s'insérer dans l'économie, c'est une liberté de plus et rien d'autre"
  2. doit-on mettre en marge les enjeux économiques, et renoncer à la propriété intellectuelle pour le seul principe du libre ?
  3. Richard Stallman, "pape" du libre, est contre la société de marché
  4. si on veut une industrie logicielle forte, il faut se tourner vers la création et pas vers la maintenance
  5. on a besoin des brevets logiciels pour protéger ces créations
  6. la maîtrise budgétaire d'un projet basé sur des logiciels libres est moins assurée que pour ceux basés sur du propriétaire
  7. le libre est mis en avant par les SSII, la dépendance ne se fait plus vis-à-vis de l'éditeur mais du mainteneur, mais cela reste une dépendance
  8. préférer les services à la création, c'est préférer la délocalisation à l'emploi local
  9. la sécurité informatique nécéssite des investissements que les seuls des éditeurs de propriétaire sont en mesure de fournir
  10. le défi actuel est la propagation de l'informatique dans l'économie locale pour en améliorer sa performance ; promouvoir le libre dans ce contexte est une erreur économique
  11. l'industrie du logiciel est stratégique, on doit en protéger ses créations

La cible de cette tribune est assez évidente : les sociétés de services en ingénierie informatique (ou SSII pour faire court), accusées de promouvoir toujours plus les solutions en code source ouvert, renversant l'équilibre des budgets d'un achat de licence vers un achat de prestation de maintenance. Et ce en quoi ce renversement est pour lui dangereux, est que la maintenance est plus sujette à être délocalisée que la création logicielle. Cette création logicielle dont nous avons plus besoin à ses yeux, comme synonyme de recherche et développement. Son pamphlet n'a donc qu'une cible : Poussé par les multinationales du service informatique, grandes consommatrices de crédits de maintenance et de développement, «l'open source» vise maintenant les administrations publiques, vaches à lait bien commodes dans un secteur où la concurrence est rude. C'est ainsi qu'il faut lire "il n'a de libre que le nom" non pas en référence au libre, mais au discours de nos bien aimés commerciaux des SSII. Ceci rend d'autant plus savoureux les commentaires dans le genre "j'ai installé Linux chez ma tante", c'est malheureusement un travers fréquent du zélote du libre (et du zélote tout court), que de sombrer dans le hors-sujet dès lors qu'un semblant de contradiction semble poindre.

Cette tribune n'est pourtant pas exemptes de défauts, sinon tout le monde l'aurait comprise.

Le premier est sans doute de mépriser et citer Richard M. Stallman (RMS pour faire court). RMS est depuis dix ans une des personnalités du libre les plus mal lues et les plus mal comprises. Il se place sur une ligne éthique libertarienne qui peut se résumer à ceci "si je peux utiliser un logiciel, je dois pouvoir le modifier, faire profiter de mes changements sans rien devoir à l'auteur original, et transmettre cette liberté à ceux qui auront le droit d'utiliser mon logiciel modifié". C'est ce qui est mis en pratique dans la licence GPL. Notez bien que cette licence ne dit pas "tout le monde doit avoir le droit d'utiliser le logiciel", ceci n'est qu'un effet boule de neige de la libre redistribution. C'est la ligne que Stallman n'a pas cessé de défendre et d'expliquer depuis des années. En pratique, ne cherchez pas là une quelconque référence à un modèle économique, il se place sur un plan purement éthique, et ils placent ceux qui ne sont pas dans ce plan du côté de l'absence d'éthique. En ce sens, le discours des SSII reprend la ligne de Stallman à son profit sur la partie libre accès aux sources à partir du moment où on a une license d'utilisation (qui est le plus souvent gratuite), et en mettant les aspects éthique de côté (quid du travail de redistribution ?). J-D Giulani, en ne percevant que les arguments les plus chocs de RMS, RMS qui n'est d'ailleurs plus le référant de la foule intelligente, montre son manque de culture du côté des racines du libre, ce qui a pour effet de réveiller le zélote. C'est ce qu'on qualifiera de maladresse.

Le deuxième est de prendre une position binaire sur l'opposition libre/propriétaire, et ce faisant, friser l'auto-contradiction. Le logiciel libre comme le logiciel propriétaire doit être créé, et cette création est réalisée par des professionels et futurs professionels. Ceux-ci sont bien souvent rémunérés pour ces créations, et sont rarement "outsourcés" pour les logiciels les plus connus. Tant qu'on se situe sur le plan de la création pure, la contradiction est flagrante, mais il faut remonter plus haut dans l'article pour retrouver le contexte qui fait qu'elle n'en est pas une. C'est l'opposition licence / maintenance, le logiciel propriétaire va garder un monopole sur sa création, apportant en théorie trois choses : prévisibilité du budget, captation de l'emploi et un référant. C'est pourquoi la création de logiciel propriétaire est à ces yeux plus intéressante que la création de logiciels libre, pour la cible des entreprises.

Le troisième défaut est de présenter une tribune militant pour le patriotisme informatique, en une attaque des pratiques commerciales des SSII, qui sera immanquablement perçue par la bruyante frange librienne comme une attaque contre le libre. Si on veut avoir son message dénaturé, rien ne vaut un Google Bombing de zélotes, même si ça aura un impact faible dans la vraie vie. Si on se remplace dans un contexte économique informatique plus global, où les français avaient les capacités de briller, mais où nos beaux esprits sont plus intéressés par la beauté que par le lucre, cet article est un énième signal pour réveiller la fibre commerciale des chercheurs.

Certains disent que J-D Giulani aurait été soudoyé par des éditeurs de logiciel pour écrire cette tribune. Peut-être que cela expliquerait le fait que celle-ci soit aussi plate, se contentant de remettre le couvert pour les brevets logiciels comme seul moyen de protection contre les envahissantes SSII. Et évidemment, ce sont les mêmes qui criaient il y a quelques mois quand une SSII s'est fait une plus value rondellette lors de l'installation de DotClear. Un dernier point, le fait que son site tourne en partie sous DotClear : c'est malheureusement hors-sujet, il n'est pas une entreprise...