Vraiment, cette vie était une bonne vie. Il avait su prendre des risques quand il fallait – s’installer à Saint-Emilion, changer de métier, divorcer -, mais il n’avait pas poursuivi de chimères, pas tellement fait souffrir autour de lui, il ne cherchait plus à conquérir quoi que ce soit, juste savourer ce qu’il avait conquis : le bonheur. Une chose encore qu’il partageait avec Jérôme, ce qui est rare chez un garçon de son âge : ce regard légèrement narquois, sans malveillance, sur les gens qui s’agitent et se stressent et intriguent, qui ont soif de pouvoir et d’ascendant sur leur prochain. Les ambitieux, les petits chefs, les jamais satisfaits. Jérôme et lui étaient plutôt de ceux qui font bien leur travail mais une fois ce travail fini, l’argent rentré, en profitent tranquillement au lieu de se charger d’un surcroît de travail pour gagner un surcroît d’argent. Ils avaient ce qu’il faut pour être satisfaits de leur sort, tout le monde n’a pas cette chance, mais ils avaient aussi et surtout la sagesse de s’en satisfaire, d’aimer ce qu’ils avaient, de ne pas désirer plus. Le don de se laisser vivre sans mauvaise conscience et sans hâte, de poursuivre à l’ombre du banian une conversation paresseuse et goguenarde, en buvant une bière à petites gorgées. Il faut cultiver notre jardin. Carpe diem. Pour vivre heureux, vivons cachés. Ce n’est pas ainsi que Philippe le formule, mais c’est ainsi que je l’entends et je me sens tandis qu’il parle bien éloigné de cette sagesse, moi qui vis dans l’insatisfaction, la tension perpétuelle, qui cours après des rêves de gloire et saccage mes amours parce que je me figure toujours qu’ailleurs, un jour, plus tard, je trouverai mieux.

Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne