On peut tenter d’exercer une sorte de pensée magique pour oublier son imminence. Inutile, elle finit toujours par tomber sur le voyageur, la déprime de mi-séjour. Aux premiers kilomètres on est porté par le mouvement, tout est neuf. Sans préavis, le mouvement se fige, on est absorbé par un trou d’air et on se regarde en train de pédaler dans le vide, loin des siens.

En voyage, tout est plus intense. Les moments de grâce comme ceux de désarroi. On se réveille un matin accablé par toutes les choses qu’on n’aura pas le temps de faire avant de mourir, furieux contre ce cosmos sur lequel on n’a pas de prise, miné par la disparition attendue d’un pays auquel on commence à s’attacher. La beauté alentour décuple les atermoiements. On se reproche d’être malheureux au paradis, c’est indécent. En somme j’ai la gueule de bois.

C’est toujours dans ces moments que le ventilateur choisit de tomber en panne car les ventilateurs sont cruels. Je n’ai pas assez dormi, des coups de soleil aux contours ridicules brûlent mon corps transformé en amas de colle et une plaque de fer cloutée pousse son mon crâne. Curieusement mon estomac se porte bien alors que je joue à la roulette russe alimentaire depuis mon arrivée. Ne mange pas ça. Ne te baigne pas ici. Ne va pas là-bas la nuit. Elles me fatiguent toutes ces prudences d’expatriés. Je visite un pays, j’essaie de vivre au niveau des ses habitants, dans la mesure du possible. Je ne peux pas rester dans une bulle hygièniste si je veux comprendre ce qui se passe. Tant pis si ça suppose d’aller à l’encontre du bon sens sanitaire. Je mange les beignets de l’échoppe tenue par la mégère aux ongles sales, malgré les bestioles qui courent dans ses sacs de farine. Ils sont bons ces beignets. Et les gamins, ils se baignent tous les jours dans le lagon pollué. Pourquoi pas moi ?

J’attends le crépuscule et la marée haute, tant pis pour la merde et les maladies, je me jette à l’eau. L’océan nettoie mon vague à l’âme. C’est aussi simple que cela.

Julien Blanc-Gras, Paradis (avant liquidation)